Elissandre

***L'ouvrage en cuir relié que vous avez entre vos mains est couvert de riches et complexes ornements dorés. Il comporte ces quelques mots sur la première page, tracés d'une écriture cursive assurée ***


A vous qui trouverez cet ouvrage; à vous, aventurier curieux qui le déterrerez au détour d'un chemin boueux, en quête de trésors et de lendemains glorieux; à vous, novice minutieux ou bibliothécaire intrigué qui, pour faire quelque lumière sur le passé, le tirerez hors d'une pile de poussiéreuses archives; à vous, brigand de grand chemin qui l'aurez dérobé en compagnie de quelques pièces pour les fines enluminures d'or qui le recouvrent. A vous tous enfin, qui aurez la curiosité de parcourir ces humbles pages...
Je me nomme Elissandre Thivaël Al'Bahan Al'Luhin. Je n'ai ni l'éloquence du ménestrel, ni la parole mesurée du sage. Je ne comptais pas écrire cet ouvrage. Ces quelques mots me sont suggérés par l'imminence de ma fin. Très bientôt peut-être, on viendra me chercher, et je serai accusée de quelque forfait grave avant d'être jetée en prison, exilée ou exécutée. Plus probablement serai-je assassinée, par la froide lame d'une dague ou après d'innommables séances de torture. Je n'ai que trop peu d'appuis pour que naisse en moi l'espoir d'y échapper. Chaque jour passé est un simple répit. Mais l'inéluctable me redonne quelque force et m'a insufflé le courage d'une dernière action. J'en appelle à la Lumière, Créatrice et Inspiratrice de toute Vie. Puisse-t-elle me permettre d'achever ce que j'entame ici.
Il est des hommes dont la vertu et le courage méritent tous les honneurs, des hommes qui par leurs actes autant que par leur simple présence tendent à transformer le visage du monde et à rendre les autres meilleurs. Certains se couvrent d'une gloire immortelle et deviennent des héros inoubliables. D'autres oeuvrent dans l'ombre, se refusent à toute titre honorifique ou reconnaissance. Ils ne tiennent qu'à la satisfaction de ne pas faillir à leurs devoirs. Ceux-là sont des artisans insatiables de la Vertu. Sans eux le Chaos aurait déjà anéanti le Monde. J'ai eu jadis l'honneur d'en connaître quelques-uns. Ils ont tous péri à présent, mais je ne puis me résoudre à les oublier sans avoir décrit leurs bienfaits. Il est d'autres hommes que la soif du pouvoir et les rêves de puissance éloignent de leurs devoirs, d'autres hommes pour qui l'Honneur ou la Compassion ne sont plus qu'un vain mot prêtant à sourire, des hommes qui défigurent la Vertu par leurs actions méprisables. De ceux-là, j'en connais également, et je me dois de révéler leurs crimes, car je reste la seule à pouvoir les rappeler encore à la mémoire de tous.
Aussi, laissez moi conter la vie du Comte Bahan Thivaël Al'Denhim Al'Cillina, Plume Protectrice des Quatre Tours, porteur du Médaillon du Commandement, feu mon Père. Laissez moi louer son courage, ses actions, ses bienfaits. Laissez moi décrire la fulgurance de son ascension, la rapidité de sa chute et enfin l'horreur brutale de sa mort. Permettez encore que je vous conte les méfaits d'Asthurael Gauphron Al'Shaon Al'Barn'a, Grand Arcaniste des Quatre Tours, usurpateur, intriguant et Grand Destructeur de l'Ordre. Laissez moi vous présenter ses complots, ses rêves démesurés, sa quête d'immortalité, ses crimes impunis et son présent odieusement glorieux. Laissez moi mettre à jour la face hideuse d'un homme chez qui l'indifférence cruelle a remplacé depuis longtemps la pitié. Enfin, daignez que je vous présente les quelques péripéties de ma pauvre vie, qui s'est trouvée par le Devoir inexorablement liée à ces deux êtres remarquables et saura en éclairer certains traits; comment l'un m'a modelée et placée sur la droite voie des Sept Fondements, comment l'autre a essayé de m'en détourner, comment j'ai participé à la chute du Traître et comment mes dernières actions ont scellé ma perte.
J'ai chaud à présent. Le feu de l'auberge où je suis assise a rempli son office. Les souvenirs lointains et récents affluent, s'entremêlent et se délient dans mon esprit. Je suis sereine pourtant, et rien ne pourra maintenant me détourner de mon ultime tâche. Il me faut commencer, le temps presse. J'entends désormais à peine les cris et les rires insouciants des enfants au dehors, l'humour bonhomme des paysans accoudés au comptoir, là bas. J'aperçois vaguement à travers la lucarne cette Dame, lasse mais heureuse, tenant en son sein un nourrisson rose et vagissant, le recouvrant de tendresse étonnée, imprimant secrètement dans son esprit les plus doux rêves. Elle considère son futur, cherche à en percer les méandres. C'est ainsi que tout commence.
C'est ainsi que tout a commencé.

*Les quelques pages suivantes ont été volontairement laissées vides, et le texte, dense et apparemment peu structuré, commence un peu plus loin.*